La remontée du Parti Libéral (centre-gauche), qui a battu les conservateurs et gagné des sièges au Québec, a été aidée par la réponse des canadiens aux menaces voilées d’annexion de Donald Trump.
À l’automne 2024, le conservateur Pierre Poilievre semblait avoir toutes les cartes en main. Le Premier ministre de centre-gauche Justin Trudeau était impopulaire auprès de deux tiers des Canadiens, un résultat que Poilievre avait réussi à obtenir à travers une incessante campagne à coups de réseaux sociaux visant le Premier ministre du Parti libéral, au pouvoir depuis 2014.
Trudeau avait beau renvoyer la balle rhétorique à son grand rival de 45 ans, mais la pression d’une crise du logement et une augmentation des coûts de la vie pour les canadiens permettait aux les conservateurs de gagner en consensus en attribuant ces problèmes aux libéraux, accusés notamment d’avoir « taxé » les entreprises canadiennes avec une taxe carbone.

Cette campagne à succès avait porté les conservateurs à une avance dans les sondages, les élevant d’environ 2-5 points de pourcentages en 2023 d’avance sur les libéraux, à 15-25 points pourcentages d’avance en janvier 2025 – du jamais vu. Trudeau, abandonné par ses parlementaires, son gouvernement et son parti, est finalement forcé de remettre ses démissions le 6 janvier 2025.
Avec des élections prévues fin avril, cela aurait de façon prévisible dû porter à l’élection de Pierre Poilievre et de son parti conservateur. Et, pourtant, c’est un libéral peu connu qui a fini par triompher.
D’inconnu à vainqueur : l’épopée de Mark Carney
Après la démission de Trudeau, l’ancien gouverneur de la Banque centrale canadienne Mark Carney se lance dans la course. Après une longue carrière dans le monde des affaires, ce centriste anglophone, pourtant éloigné de la politique, est nommé en 2008 à la tête de la banque centrale canadienne par le gouvernement conservateur, puis par les conservateurs au Royaume-Uni pour diriger, à son tour, la banque centrale britannique. D’abord au tête à tête dans les sondages avec l’ancienne vice-première ministre Christia Freeland – démissionnaire du gouvernement Trudeau et co-responsable de sa mort –, il remporte aisément la primaire du Parti Libéral avec plus de 85% des consensus.

Pendant ce temps, la tempête Donald Trump s’abat sur le Canada avant le reste du monde. Deux mois avant l’Europe, dès le 1er février, la Maison Blanche annonce des taxes douanières de 25 % sur les biens venant du Canada et du Mexique. Au Canada, la réponse est unanime : un mouvement de boycott « Buy Canadian » s’enracine auprès de ses citoyens, notamment chez les plus âgés. Il engendre des pertes économiques pour les entreprises américaines exportatrices et l’effondrement du tourisme vers les États-Unis. Quant à lui, le gouverneur conservateur de l’Ontario, l’emblématique Doug Ford, menace de couper les approvisionnements en énergie des États-Unis (dont il est finalement dissuadé). Trump, de son côté, continue à appeler le Canada le 51ème état des États-Unis, une rhétorique expansionniste qui rappelle celle qu’il maintient envers le Groenland et le Panama.
Au début du mois de mars, maintenant à la tête du gouvernement canadien, Mark Carney ne perd pas de temps : il élimine la taxe carbone de son prédécesseur tant raillée par les conservateurs, riposte aux taxes douanières de Trump, visite brièvement la France et le Royaume-Uni en soulignant des rapports plus « fiables » sur le commerce, puis convoque des nouvelles élections.
Une élection anormale
Les conservateurs de Poilievre sont immédiatement mis en difficulté par Donald Trump : les électeurs peuvent remarquer très aisément le parallèle entre le « America First » de Trump et le slogan de « Canada First » de Poilievre. Trump se laisse échapper que « leurs visions seraient certainement plus alignées », obligeant le leader des conservateurs canadiens à se dissocier du président américain. Trop tard, pour beaucoup.

Au Québec, Carney reste un novice en politique et s’offre quelques gaffes. Il trébuche sur le nom d’une de ses candidates au Québec et confond la fusillade de Concordia avec celle du Polytechnique de Montréal de 1989. Il est critiqué pour son français imparfait, alors que le niveau canadien exigé pour les politiques est très haut ; mais il sort tout de même indemne du débat en français du 16 avril qui le voit confronté aux autres chefs de partis et notamment au leader du Parti Québecois Yves-François Blanchet, dont les 32 députés de son Bloc Québécois font campagne pour être réélus.
Le jour du scrutin, Carney crée la surprise. Dans un système électoral de style Westminister où le parti en tête du scrutin gagne le siège (même sans majorité des voix), le parti de gauche Nouveau Parti Démocrate (NPD) s’effondre, beaucoup de ses électeurs ayant préféré le Parti Libéral pour faire barrage aux conservateurs. Si les conservateurs gagnent 15 sièges, les libéraux en gagnent 16. Cerise sur le gâteau, Pierre Poilievre perd son siège, qui lui est soufflé par un néophyte de la politique grâce à un porte-à-porte intensif. Au Québec, les souverainistes du Bloc Québécois ne conservent que 22 députés sur les 33 sortants : ils en perdent 10 face aux libéraux et 1 face aux conservateurs.
Carney, ou la rhétorique de l’unité nationale
Lors de son discours de victoire, le Premier Ministre Mark Carney s’est présenté à ses militants en anglais avec des pauses dramatiques. Tout en reconnaissant les bénéfices économiques du partenariat avec son voisin américain, il a constaté avec un ton mortuaire « la fin de l’organisation du commerce ouvert international ancré aux États-Unis », provoquée par les guerres douanières de Trump.
Si la plus grande partie du discours de Carney s’est focalisée sur les thématiques et problèmes internes au Canada – le logement, l’énergie et la formation, qu’il promet de mettre en avant lors de son futur mandat, le fil rouge du discours de victoire était l’unité canadienne face aux menaces extérieures, notamment les États-Unis.
Promettant en anglais « de gouverner pour tous les Canadiens », appelant à « mettre fin à la division du passé. Nous sommes tous Canadiens », alors qu’il parlait de l’établissement de meilleurs rapports de commerce avec le reste du monde au dépens des États-Unis, Carney a choisi le français pour la phrase à effet de son discours : « nous sommes maîtres chez nous ».
Cette phrase, utilisée à la fois par Carney et par son rival conservateur, révèle la cooptation d’un slogan nationaliste à la base originaire des Canadiens francophones, popularisée durant la « Révolution tranquille » des années 1960 au Québec mais reprise bien avant par des personnalités comme Lionel Groulx, prêtre et historien québécois, qui écrivait en 1937 : « Le seul choix qui nous reste est celui-ci : ou redevenir les maîtres chez nous, ou nous résigner à jamais aux destinées d’un peuple de serfs ».
La déception électorale du Bloc Québécois
La perte de onze sièges au Québec par le Bloc Québécois, dans laquelle confluent les votes pour les élections fédérales des indépendantistes qui gouvernent la province, a créé des mécontentements.

Le parti, qui en 2019 avait obtenu 32 sièges avec 32,4 % des suffrages au Québec, avait conservé ses députés après les élections de 2021 malgré une participation moins élevée. Mais en 2025, le Bloc se retrouve avec 160 000 voix en moins par rapport à 2019 et avec seulement 27,9 % des votes, sortant ainsi avec onze sièges en moins à cause de têtes-à-têtes perdus dans les circonscriptions. Les libéraux et conservateurs au Québec, quant à eux, ont progressé de 9,3 et 4,8 points chacun, alors que la gauche du NDP a perdu 5,3 points pourcentages. Emblème de cette confrontation : la circonscription de Terrebonne, perdue par le Bloc au profit du Parti Libéral par une seule voix.
Si le Bloc continue à s’inscrire comme deuxième force au Québec et troisième au parlement fédéral, le leader du Parti Québécois, Paul St-Pierre Plamondon, qui avait soutenu la campagne du Bloc, s’est plaint d’une collaboration jugée « trop étroite » entre le Bloc Québécois et libéraux de Mark Carney, invitant son chef Yves-François Blanchet à revenir à ses « racines indépendantistes ». Blanchet a répondu aux critiques en rappelant que l’attitude du Bloc au parlement fédéral se fonde sur la collaboration, suggérant à l’occasion une « trêve » d’un an sur l’indépendance du Québec, pour faire front commun contre Trump. Malgré cela, Blanchet a reconnu la défaite, indiquant au journal Le Devoir qu’il y a « des plaies à panser ».
Des leçons pour la Vallée d’Aoste
Malgré la proximité politique et culturelle entre Canada et États-Unis, la politique belliqueuse de Trump et sa rhétorique annexionniste a poussé les canadiens à faire demi-tour sur leurs affections politiques et créé un véritable revers pour ses alliés canadiens du parti conservateur, sauf en Ontario où le gouverneur conservateur et ses alliés ont haussé le ton contre le président américain.
L’une des leçons de l’élection canadienne, pour la Vallée d’Aoste, pourrait sans doute être que pointer du doigt l’immobilisme des partis nationaux face aux taxes douanières de Trump peut porter ses fruits. Il faudrait commencer par l’immobilisme de la Présidente du Conseil Meloni, qui avait prôné ce mois-ci une « loyauté sans subordination » envers les États-Unis de Trump. Malgré ces mots, Meloni avait été la seule leader européenne à se présenter à son inauguration (côtoyant à l’occasion des personnalités comme Elon Musk, qui avait, quelques minutes tard, fait un salut nazi).

Cet engouement n’est pas limité à l’extrême droite romaine. Pour commémorer la victoire de Trump, la leader de Forza Italia en Vallée d’Aoste, Emily Rini, avait posté une photo souriante à côté d’un poster « TRUMP 2024 ». L’extrême-droite en Vallée d’Aoste, notamment la Lega, aujourd’hui en brandilles à cause des départs en masse de leur parti et de l’éboulement de leurs soutiens tant sur le plan local que national, avait choisi d’honorer Trump à leur manière : leurs chefs Manfrin et Sammaritani s’étaient déguisés en Donald Trump, forts de casquette et de vestes de costume trop étroits, alors que le conseiller Distort s’identifiait dans la figure du Président américain, à l’époque déjà condamné pour agression sexuelle et pour fraude fiscale. Il serait, à cet égard, curieux de comprendre s’ils regrettent leur parrainage après que le Président américain ait mis au chômage partiel 500 personnes de l’usine Cogne en raison de taxes douanières américaines sur l’acier, ou s’ils pensent que abandonner les producteurs de vin valdôtains menacés d’impôts douaniers de 200 % représente réellement les intérêts de notre Vallée et de ses habitants. La préoccupation reste tout aussi vive chez les membres de la coopérative Fontine, où les États-Unis représentent près de 30 % des exportations.
Une autre leçon à tirer pour la Vallée d’Aoste pourrait être celle de la rhétorique et des contenus de la campagne électorale. Dans le contexte canadien, lorsque l’électorat se sent attaqué par des forces extérieures, les appels à l’union génèrent une force bien plus importante que les clivages classiques, dont le clivage Québec/Canada. Il est clair que le message du Bloc Québécois a résonné moins fortement durant cette élection en raison de cette crise avec les États-Unis, portant même des souverainistes de longue date à considérer de voter libéral pour faire barrage à la droite canadienne, floutant à cette occasion la ligne entre identité québécoise et identité canadienne.
Au vu du succès local du conservateur Doug Ford, nettement positionné contre Trump, on peut se demander si le slogan « Je choisis le Québec » aurait peut-être mérité de devenir un « Je défends le Québec » à cette occasion. Ainsi, il serait utile de réfléchir si, en Vallée d’Aoste, aiguiser la rhétorique du « Maîtres chez nous », alors que des personnalités avec moins de scrupules que les autonomistes s’arment de rhétoriques incendiaires, serait en cette saison électorale pertinente.
Roland Martial